Un jour, tu vas chez le dentiste. Il te regarde les dents, complimente ton assiduement au brossage quotidien, t'inspecte les gencives, enlève les morceaux de viande qui sont coincés ( Tu as beau lui dire que c'est meilleur quand c'est faisandé, rien n'y fait, il veut pas te les laisser ), vante la solidité de ton émail, et s'écrit soudain "Oh, mais je vois que les dents de sagesse sont en train de pousser, il va falloir nous enlever tout ca". Et là c'est le drame. Tu t'es dejà fait arracher des tas de dents, dont quelques unes par ton frère qui a laissé échapper un ou deux coups de poings, toutes tes dents de lait sont en fin de compte tombées, mais tu paniques quand même. Parce que là tu seras endormie, qu'un gros monsieur en blouse verte va te trafiquer la bouche, qu'il pourrait de toute maniere faire tout ce qu'il veut de toi, tu le sauras même pas, qu'il va t'ouvrir la machoire, parce que n'oublions pas que les dents vont être enlevées AVANT qu'elles n'aient pointé le bout de leur nez, et puis tu vas te reveiller tu vas ressembler à un lapin, et tu vas rien manger d'autre que de la soupe du yop et de la compote pendant deux semaines. Mais tu te rendras vite compte que toutes tes appréhensions ne sont rien comparées à ce qu'il risque vraiment d'arriver.
C'est Mardi matin. Tu ne manges rien même si -et c'est bien la première fois un matin- tu crèves purement et simplement la dalle. Il faut rester à jeûn, tu comprends. Tu arrives à la clinique vers neuf heures. On t'emmene à ta chambre, on te file une vieille blouse qui ferme juste au cou, on te demande de la mettre et d'être, SURTOUT, à poil dessous. Tu obéis, mais gardes quand même la culotte. S'ils se rendent compte que tu l'as gardée, tu portes plainte. Pendant une heure et demie, tu poireautes à rien faire. Ta mère te tient compagnie, elle a pris sa journée pour ca. Elle te dit de ne pas stresser, que tout se passera bien. Tu as l'esprit ailleurs, tu penses à la révélation que t'a fait l'homme de ta vie la veille. Tu penses à l'opération que tu vas subir, à toutes les personnes que tu aimes et que tu vas perdre si quelquechose tournait mal. Tu ne stresses pas, ce n'est pas ton genre. Au bout d'une demie-heure, une grosse infirmière se pointe. Elle sort une seringue d'une taille astronomique, fait un sourire en voyant ton regard affolé et tente de te réconforter au moyen de quelques maladroits "tu ne vas rien sentir" et autres "la piqure en elle même ne fait pas mal comparée à la perfusion". Merci m'dame, tu devrais bosser dans l'social, tu sais r'monter l'moral, toi, ca s'voit. Elle te demande de te détendre, tu te demandes si tu pourras un jour te détendre après avoir vu une aiguille aussi épaisse rentrer dans ta peau. Elle te saisit le poignet, tente de faire ressortir une ou deux veines, n'y parvient visiblement pas, déguaine sa seringue et te l'enfonce à l'aveuglette dans le poignet. Tu fermes les yeux, redoutant le pire. Tu repense à ton piercing au nombril, te rends compte que cette aiguille là est au moins deux fois plus épaisse que celle du pierceur, flippe encore un peu plus. Tu serres les dents, souffre le martyr, ne dit rien. Tu sens l'aiguille ressortir. Tu ne sens plus ton poignet. Tu réouvres précautionneusement les yeux, croise le regard de l'infirmière. Elle dit "Bon, je reviendrai plus tard. C'est ta faute aussi, fallait pas stresser." Tu lances un regard desesperé vers ton poignet, et ce que tu vois manque de te faire rendre ton petit dejeuner. La seule barrière à ton debectage est qu'en fait, tu n'as rien dans le ventre. Ton poignet ne ressemble plus à rien. Il est deux fois plus épais que d'habitude, mais que sur la largeur. Tu as une bosse qui fait bien dix centimetres de long. Tu ne sens rien tu te dis qu'au moins, c'est un point positif. Tu pose ton doigt dessus et tu hurles de douleur. Même lorsque ton frère t'a coincé le doigt dans la porte et ce trois fois de suite en insistant bien, croyant que quelquechose bloquait la fermeture, ca te faisait moins mal. Tu fais tourner tes méninges et tu réalises que la bonne femme a tout simplement du rater la veine. Alors le liquide de la perfusion est venu se répendre dans ton avant bras, circulant à sa guise entre les tendons et autres tissus musculaires. Tu te demandes si ton poignet redeviendra un jour comme son homologue droit, et à peine as-tu fini de formuler dans ta tête ton testament, que la grosse dame revient avec un flacon dans la main. Tu penses dans un élan desesperé que si il faut c'est du poison, tu envisage furtivement des moyens pour t'échapper de cet enfer et garder la vie sauve -après tout, nous ne sommes qu'au cinquième étage, et en rentrant le ventre, tu dois pouvoir passer entre les barreaux qui condamnent la fenetre- quand tu retrouves enfin là raison. Quitte à mourir, autant que ce soit de la main d'une infirmière pottelée ou d'un chirurgien alcoolique, plutot que d'un suicide. Tes parents toucheraient peut-être des indemnités dans le premier cas, quoi. Elle te demande de te lever, tu t'executes. Tu as du mal à te tenir droite, étant donné que ton avant-bras gauche doit bien peser trois fois plus que le droit désormais, mais tu resistes, et te tiens courageusement au montant de ton lit. La dame émet un grognement, il te semble vaguement qu'elle tente de prononcer des mots, tu renonces à comprendre, tu tournes un regard suppliant vers ta mère, elle t'explique que le gobelet que tient la dame est rempli de bétadine et que tu dois te rincer la bouche avec. Tes méninges remuent faiblement et tu demandes si elle tente de t'empoisonner. De vie d'homme tu n'as jamais entendu parler d'une bétadine digeste. Ta mère t'explique que celle là est spéciale, que tu ne dois pas avaler pour autant, et que c'est pour désinfecter. Tu t'executes, fais quelques dernieres prières et retournes à ton lit. Tu te couches, on te dit qu'on va t'emmener en salle d'opération, qu'on te fera la piqure pour la perfusion et pour l'anesthésie sur place, que tu ne dois pas paniquer, que tout se passera bien. On te demande par contre de laisser tes lunettes sur place. Toi qui, d'ordinaire, porte des lentilles, trouvais ca bizarre qu'on t'aie obligé à mettre tes lunettes ce jour là. Tu rouspètes, dit que du haut de tes 7 dioptries négatives tu ne verrais rien, que tu ne veux pas être abandonnée dans un hopital inconnu dans lequel une femme a deja tenté de mettre fin à tes jours deux fois, que tu veux pouvoir voir ce qu'il se passe autour de toi, que sans correction, tu ne vois pas à dix centimetres, que... On te fait taire. Tu n'as pas le choix. Alors tu obéis.
On transporte ton lit quelques étages et couloirs sinistres plus loin, et on t'abandonne devant une porte. Tu ne voix strictement rien. Ton lit est contre un mur, un écriteau est affiché sur celui-ci. Pour t'occuper, tu tentes de déchiffrer ce qui est écrit dessus, mais même en te penchant vers le mur tu ne vois qu'une bouillie informe et grisatre au lieux de la rondeur caractéristique des lettres. Tu te raisonnes: "Dans trois heures, tout sera terminé, je serai chez moi, tout ira bien". Des gens passent, te disent bonjour. Tu n'oses pas répondre, ne sachant pas s'ils te parlent ou bien saluent quelqu'un qui se trouve derriere toi, étant donné que tu ne vois pas leur visage et ne sais donc pas vers ou était dirigé leur regard. Tu vois passer plusieurs chariots-lits identiques au tien. Tu sens ton pouls s'accelerer: depuis combien de temps es-tu ici, dans ce couloir? Une demie-heure? Une heure? Tu as perdu la notion du temps. On vient enfin te chercher, on t'emmene dansune pièce. Elle est petite, un homme se trouve à l'intérieur. Il te salue, tu réponds vaguement, tu te dis que ca doit être le chirurgien. Trois jeunes femmes sont à ses cotés, ca doit être ses assistantes. Tu les entends parler d'une histoire qu'une des femmes a eu avec un médecin, tu les entends rire. L'homme prend ton bras, te dit des choses rassurantes, t'installe la perfusion, c'est marrant, tu te dis, tu n'as pas peur quand tu ne vois pas la seringue. Il te dit qu'il est au courant que tu as eu des difficultés au premier essai, qu'il sait que tu es stressée, alors il te met une dose de "tranquilisant", communément appelé morphine. Tu sens ta tête tourner, tu as l'impression que ton corps est lourd, lourd, lourd. Que ton lit va ceder sous ton poids. Tu as l'impression que l'attraction terrestre a cessé d'agir sur le reste du monde pour se concentrer seulement sur toi. Tu entends des bruits sourds, tu te dis vaguement que ce doit être les gens qui parlent. Tu te sens mal, tu as envie de mourir. De vomir. De partir. De dormir...
Tu te reveilles, tu sens des vrombissements dans ta tête, tu as l'impression d'être sous l'emprise d'une quelquonque drogue. Tu cries, tu n'entends aucun son sortir de ta bouche. Tu remues, tu transpires, tu suffoques. Tu entends un bip-bip-bip incessant. Tu essayes de partir, tu te rends compte que tu es attachée de partout. Ce stupide objet a ton doigt, il doit surement prendre ton pouls. C'est ca, ce bip bip que tu entends. C'est ton pouls. La perfusion te dechire le bras, tu as envie de pleurer. Tu n'as pas mal aux joues, tu te demandes s'ils ont fait l'opération en fin de compte. Tu as l'impression d'être tout juste rentrée dans la salle d'opération. Tu tentes de voir ou tu te trouves, tu ne vois qu'un flot de couleurs, tu entends plein de bruits, tu veux partir. Une infirmière vient à ton lit, elle te demande si ca va. Pour toute réponse tu lui demandes si elle peut enlever ce fichu objet à ton doigt, le bruit te donne le tournis. Elle l'enleve. Tu demandes si elle peut enlever la perfusion, tu l'entends rire. Elle refuse, tu n'entends pas vraiment ses paroles, tu es dans un état second. Tu as chaud, mais tu as froid. Tu tournes la tête pour tenter de regarder la personne qui est allongée dans le lit à ta gauche. Tu sens quelquechose de dur cogner ta joue. Dans un effort collossal tu leves la main et touches. C'est de la glace. L'opération s'est déroulée, finalement? Tu ne sens rien. Rienque ce bourdonnement dans ta tête. Petit à petit, tu retrouves tes sensations. Au bout d'une heure environ, tu prends tes repères. Il y a de l'agitation dans le lit à coté de toi. Il semblerait que les points du gars n'aient pas tenu. Il a une émorragie. Les gens se pressent autour de lui, tu tentes de voir quoique ce soit, mais encore une fois, tu rouspetes intérieurement contre ta mère qui t'a filé sa mauvaise vue. Au bout d'une demi heure environ encore, les infirmiers ont reussi à recoudre le garcon d'à coté. Tu te sens mieux, tu tentes de voir quel sont les autres occupants de la pièce. Il semblerait qu'il y ait un vieux qui ait été opéré d'un rein, ou d'un quelquonque organe vital. Une greffe? Peut-être. Il y a des gens qui arrivent. D'autres qui partent. Une vieille dame en blouse verte s'approche de toi te demande si ca va, tu lui réponds que oui, elle te dit qu'elle va te faire sortir. Elle t'emmene à la porte, te donne à deux grands gars costauds. La perfusion continue de te faire horriblement mal, mais tout le monde s'en fout. Le conducteur de ton chariot-lit est un vrai chauffard. Il te prend à toute vitesse toutes les imperfections du sol. Tu sens ton corps trembler à chaque secousse. Tes dents commencent à se manifester. Ou plutot: l'absence de tes dents. Tu as mal. L'assensseur n'arrange rien. Tu arrives enfin à ta chambre. Tu dors. Un peu plus tard dans l'après midi, on t'apporte à manger. Tu n'as pas faim, normal, avec la perfusion. On t'oblige à manger cette compote et ce petit pot vanille-chocolat. "Mais... J'aime pas le chocolat" "Ta gueule et mange. Tu sortiras pas d'ici tant que tu n'auras pas mangé".
Lorsque l'infirmière entre pour récuperer ton plateau vide, tu lui demandes si elle veut bien t'enlever ta perfusion, maintenant. Elle dit que c'est possible, qu'elle revient. Dix minutes plus tard, elle revient enfin. Elle détache la poche de liquide de son support. On l'appelle dans la chambre d'à coté. C'est le garcon de tout à l'heure. Il a de nouveau une émorragie. Il faut le recoudre, lui donner du médicamment pour défluidifier le sang. Tu songes: "Le pauvre, finalement, ca ne s'est pas si mal passé que ca, pour moi.". Tu jettes un coup d'oeil vers ta poche de liquide perfusal qui est négligemment posée sur ton lit. Tu vois le tuyau qui le relie à ton bras. Il est rouge. Rouge sang. Tu sens une bouffée de chaleur monter en toi. Tu te rappeles tes cours de physique selon lesquels lorsque deux reservoirs reliés par un toyau sont à niveau different, le transfert se fait du plus haut vers le plus bas. Tu flippes. Tu decides de monter la poche plus haut que ton bras. Lorsque tu le souleves, la perfusion tourne à l'intérieur de ta veine. Une horrible sensation s'impregne en toi lorsque tu sens le liquide enssanglanté revenir dans ton corps. Tu abandones. Repose la poche. L'infirmière revient enfin. Il pousse une exclamation quand elle voit la couleur de ta poche perfusale. Elle te débranche, tu es soulagée.
Il est sept heures. Ta mère était censée venir te chercher à six heures et demies. L'infirmière te demande son numéro, tu t'embrouilles. Un quart d'heure plus tard, elle arrive enfin. Elle te demande comment ca s'est passé, tu ne lui réponds pas. Tu n'arrives de toute manière pas à parler. Tes joues te font trop mal. Tu tentes de te lever. Tu y parviens. Lorque tu es sur pieds, tu t'écroules. Une chute de tension? C'est possible. Tu t'assois. Lorsque tu sens que c'est un peu passé, tu te relèves, tu vas te rhabiller dans la salle de bain adjascente à ta chambre. Tu manques de t'évanouir une seconde fois. Lorsque tu as fini et répondu à l'affirmative aux multiples "tu es sûre que ca va?", tu quittes enfin la chambre. Tu arives à marcher. Chaque pas remonte jusqu'à tes joues et t'arrache un inaudible gémissement, mais c'est pas grave, c'est enfin terminé. Tu passes devant la chambre du fameux garcon à l'émorragie, tu entends les toubibs dirent qu'ils faut le réopérer, tu jubiles intérieurement, "Bien fait!".
Le reste de la soirée se déroule sans evènements notables, tu arrives à peine à articuler quelques sons. Tu ne peux même pas hocher la tête, ca secoue tes joues. La nuit vient et tu te dis que tu ne supporteras pas neuf heures dans un lit avec encore ces fichus blocs de glace sur les joues. Le lendemain tu te reveilles, tu as des bleus sur les joues. Un gros émataume verdâtre et violacé sur chaque joue. De plus, tes joues ont doublé de volume. Tu passes la journée à agoniser sur le canapé. Le soir tu te couches, tu te dis que ca va mieux. Tu ne garderas de toute maniere ta tête de hamster que deux ou trois jours, puis tout ira super bien ensuite. Et même si tu creves la dalle parce que tu n'as mangé depuis deux jours que trois compotes, une glace, et un quart de verre de yop, tu es contente. Le plus dur est passé.
Mais tu te trompes. À quatre heures du matin, tu te reveilles. Il y a du sang partout sur ton oreiller. Ta joue droite te fait souffrir le martyr, tu ne peux même pas l'effleurer du bout des doigts. Tu ne comprends pas. Tu te leves, pissant le sang, en répendant un peu partout sur ton passage. Direction: la salle de bain. Pour ce que tu arrives à voir, parce que de toute manière, tu ne parviens pas à ouvrir vraiment la bouche, l'intérieur de ta joue droite est tapissé de sang seché. Et ca coule, ca coule, ca coule. Tu tentes d'enlever des morceaux de caillots. Ca marche, mais ca intensifie le débit. Tu te dis que les points de suture ont du lacher, comme ton voisin de chambre. Ta mère te rejoint, te demande ce qui se passe. Mesurant les dégats du regard, elle te dit qu'elle va prendre rendez-vous avec le dentiste au plus vite. Tu voudrais lui répondre que c'est aux urgences qu'il faut aller, pas au dentiste. Qu'il est quatre heures du matin, et que le dentiste n'assure pas la nuit. Mais seuls des grognements et des bruits incomprehensibles parviennent à sortir de ta bouche. Ta mère passe ses doigts dans tes cheveux, te rassure, comme seules les mères savent le faire, et tu arrives, dieu sait comment, à tenir jusqu'à neuf heures du matin. Le rendez-vous chez le dentiste se passe très bien, il te cotterise la plaie. Il semblerait que tu te sois mordue la joue, c'est tout. Si tu avais mit les glaçons, comme les grands te l'ont dit, ta joue n'aurait pas triplé de volume, et tu te la serais pas mordue. Maintenant tu vas mettre les glaçons, d'accord?
Au bout de deux jours encore, la taille de tes joues a à peine diminué. Tu crèves la dalle, la balance t'annonce que tu as perdu six kilos. En quatre jours. Normal, à force de ne rien manger de consistant. Conclusion? Si tu veux perdre facilement et rapidement du poids, fais toi opérer des dents de sagesse. C'est le seul avantage. Et surtout, SURTOUT, n'écoute pas ce que les gens te disent. NON, ca ne va pas bien se passer. Mais c'est la vie.